Les jambes sans repos
Parfois, lorsque la chaleur écrasante des journées d’été ne daigne pas laisser place à la relative tiédeur de la nuit, mes jambes refusent obstinément de rester immobiles. J’ai beau les arroser d’eau glacée, me livrer sans faiblir à des séries insensées de flexions, les bourrer de coups de poings, elles ne daignent pas me laisser tranquille. Alors, sans un bruit pour ne pas réveiller les dormeurs autour de moi, je m’habille et quitte mon foyer, ma famille pour arpenter les rues, sans emporter rien d’autre que mes mains dans mes poches.
Je reconnaîtrais à peine ma ville à la lumière du jour. Je travaille en banlieue et mon quotidien diurne se limite à la morne laideur de la périphérie urbaine.
Mais la nuit ! La nuit je vais au gré de mes jambes fantasques, loin des boulevards, de leurs lumières et de leurs fêtes. Je préfère le calme des ruelles tortueuses entre le canal et le fleuve, et des quartiers pentus dressés sur les collines. Jamais je ne me perds. Je connais chaque impasse, rue, fontaine ou terrasse à tel point que même en rêve je pourrai les parcourir les yeux fermés.
Quand enfin je peux laver mes pieds fatigués dans le lit caillouteux du fleuve, il est temps de rentrer affronter le jour.
Un soir d’une journée semblable, nous étions en août je crois, je remontais la pente raide de la rue de la Colonne, mes chaussures à la main. Je connaissais mal ce quartier, coincé entre les voies ferrées et le cimetière au sommet de la colline, mais j’aimais ses maisons de briques, serrées les unes contre les autres comme des vieilles dames frileuses.
Quelques jeunes semblaient s’être donné rendez-vous ce soir-là, et se tenaient attablés autour d’une fenêtre ouverte, leur verre de vin à la main. Je leur rendis leur salut nonchalant en passant près d’eux, et j’obliquai au petit bonheur dans la rue suivante, qui était perpendiculaire à la pente. Je remarquai avec plaisir que les maisons qui la bordaient avaient échappé aux plans de rénovation urbaine et conservé leur charme inimitable. Par une fenêtre ouverte, un air d’opéra diffusait ses notes cristallines. Je prêtai l’oreille et je reconnus le Duo des Fleurs de Lakmé. Le son devait provenir d’une platine vinyle : le crachotement qui soulignait la pureté du son enregistré était bien perceptible.
Sous le dôme épais
Où le blanc jasmin,
À la rose s’assemble
Sur la rive en fleurs,
Riant au matin
Viens, descendons ensemble
Je fermai les yeux, et laissai l’émotion m’envahir. Sans même y penser, je m’accoudai à l’appui de la fenêtre. Par l‘ouverture me parvenait l’odeur prenante et illicite de l’herbe de la région, mêlée à celle du thé vert. Je rouvris les paupières, pour voir une main délicate tendue par l’ouverture devant moi, qui m’invitait à prendre mon tour. Sans un mot, j’acceptai l’invitation nonchalante.
Je tirai quelques bouffées et rendis le joint. De mon invisible amatrice d’opéra, je ne pouvais distinguer que la main, aux os si fins qu’on aurait dit ceux d’un oiseau.
Le disque parvint à son terme et, en silence pour ne pas rompre le charme, je pris le chemin du retour.
Au matin, le café dissipe les sortilèges de la nuit. Assise face à moi, Nath me regarde d’un air un peu triste. Elle ne pipe pas mot. « Je sais » me disent ses yeux sombres. Je lui réponds d’un sourire en coin. Nous savons nous passer des mots elle et moi.
Elle m’embrasse alors que je prends mes clés pour partir au travail.
— Sois prudent, s’il te plait, glisse-t-elle au passage.
Je ne cherchai pas particulièrement les nuits suivantes à revenir rue de la Colonne. D’autres occasions se présenteraient à coup sûr : le milieu de l’été battait le plein de cette maladie étrange qui coulait comme du plomb fondu dans les nerfs de mes jambes.
Néanmoins je me surpris la semaine suivante à remonter la rue et à guetter le point de repère des fêtards autour de leur fenêtre ouverte. Ils étaient bien là, eux et une dizaine d’autres. En les dépassant je vis de l’argent changer de mains et des bouteilles circuler. Il y avait là anguille sous roche. Cependant je ne m’attardai pas, et m’engouffrai immédiatement dans la rue perpendiculaire.
Je manquai de percuter un gosse qui venait dans la direction opposée, à fond de train sur son tricycle. A la dernière seconde il vira quasiment dans mes jambes et repartit en sens inverse, en riant aux éclats. Je captai ses yeux moqueurs alors qu’il me regardait par-dessus son épaule. Il n’avait pas cinq ans, et je trouvais qu’il était bien tard pour le laisser trainer ainsi dans la rue. Il revint à fond de train dans ma direction, et il me tirait la langue ce petit con. Mais au lieu de s’arrêter à mon niveau, il stoppa au niveau de la maison où habitait mon amatrice d’opéra, ouvrit la porte et s’engouffra à l’intérieur.
Je me trouvai soudain très bête, debout au milieu de la rue, et inexplicablement triste. J'avançai jusqu'à la fenêtre de l'autre soir ; elle était grand ouverte, une bouche de pénombre silencieuse. Je jetai furtivement un œil à l'intérieur. Je ne suis pas d'un naturel indiscret, mais je trouvais ce silence étrange et incongru. Je distinguai des paréos et des affiches tendus sur les murs nus, quelques fauteuils dépareillés, des livres et des pochettes de disque qui trainaient sur le plancher antique et disjoint. De tout le tableau émanait une impression d'abandon et de tristesse qui poignait le cœur.
Je me détournai vivement, et pour la deuxième fois de la nuit je manquai de trébucher sur le petit tricycle que le gosse avait abandonné deux pas plus loin. Il me heurta durement les chevilles. Je le ramassai, et le posai sur le rebord de la fenêtre ouverte. La maison abritait sûrement plusieurs appartements, mais j'étais persuadé que l'enfant habitait là, dans cet espace abandonné, sans que je puisse me l'expliquer.
— Ça devient vraiment pénible cette affaire de jambes sans repos, me déclare Nath en me lançant des regards préoccupés.
Je hausse les épaules de mon air le plus fataliste : je ne peux rien faire contre ça et elle le sait. Elle poursuit néanmoins.
— Je suis sûre que le manque de sommeil agit sur ton psychisme. Tu pleurais dans ton sommeil l'autre nuit.
Je suis pris au dépourvu. Je lui réponds :
— Ce n'est pas possible. Je suis sorti cette nuit. Je ne me souviens même pas m'être couché.
Mais son air inquiet ne la quitte pas.
— Tu ne vois pas ce que je veux dire ? Tu n'as pas quitté la chambre. Tu t'es effondré comme une masse juste après le dîner, ce qui ne m'étonne pas. Et tu sanglotes en dormant.
— Non. Pas mon style.
— En attendant tu m'as empêché de dormir. A cause de tes rêves et de tes jambes, qui n'arrêtent pas de bouger.
— Je vois. Il va sérieusement falloir envisager d’amputer alors.
Elle sourit, mais je sens que ma boutade la fâche.
— On ne peut pas discuter sérieusement avec toi !
Au soir, les enfants sont enfin couchés, et nous faisons l'amour. Outre le moment de plaisir et de réconciliation, un des grands avantages des galipettes est qu'en général mes jambes me laissent ensuite tranquille assez longtemps pour que je finisse la nuit. Malheureusement, Nath prétend que ce prétexte de médication est suspect et je ne peux pas en abuser.
Comme de juste mes rêves se teintèrent d'érotisme le reste de la nuit. Ils me transportèrent dans le vieux quartier sous le cimetière, et je me retrouvai de nouveau face à la fenêtre béante. Cette fois-ci elle était éclairée d'une douce lumière tamisée, et Carmen jouait ses notes triomphantes sur la platine. Rempli d'une assurance que je ne me connaissais pas, je toquai au panneau.
Nath se présenta à la fenêtre. Ou peut-être n'était-ce pas elle. Elle portait une djellaba colorée, et j'étais sûr de n'avoir jamais vu ma femme porter un tel vêtement. Sa peau était peut-être aussi un peu plus mate. Elle sentait l'herbe aussi, et Nath ne fume pas. Je la trouvais très désirable.
— Ah ! C'est toi, me dit-elle en souriant.
Je lui rendis son sourire
— Le petit est couché ?
Cette fois elle rit franchement.
— Mais oui !
Je m'assis sur le rebord, fis passer mes jambes par-dessus l'appui et me retrouvai debout devant elle. Loin de s'offusquer de l'intrusion elle m'enlaça et nos lèvres se joignirent. Sous sa robe légère, je sentais sa peau douce et nue.
Je rêvai que nous faisions l'amour elle et moi, dans la pénombre complice d'une alcôve, dans cette vieille baraque si éloignée de mon foyer. Et cette femme née de mon rêve n’était pas vraiment la mienne.
Je me réveille, vraiment mal à l’aise. Nath me pardonnera-t-elle mon infidélité ? Mais c’est ridicule, il ne s’agit que d’un songe. Qui a dit que rêver c’était tromper ? Je ricane tout bas de ma stupidité. Je me sens un peu vaseux, et je prends le chemin de la salle de bains pour me rafraîchir. A la lumière électrique mon visage me semble tiré et las. Je rentre sous la douche, et je tombe en arrêt, sidéré par mes pieds noirs de saleté. Mon cœur manque plusieurs battements. J’enclenche la douche, et je me lave frénétiquement.
— T’en as fait un de ces bordels cette nuit me fait remarquer Nath devant notre café matinal.
Je tente de me justifier:
— Je me suis senti vraiment mal cette nuit.
— T’es pas allé marcher ? Tout ce trafic avec la douche c’était pénible.
Je me récrie :
— Mais tu le sais bien toi, quand je sors la nuit ? Tu le sais bien !
Elle me regarde, mi-figue mi-raisin.
— Je ne sais rien du tout. Je ne te surveille pas. Je devrais ?
Je hausse hypocritement les épaules, feignant que de telles préoccupations me passent bien au-dessus, mais je sens bien qu'elle a raison. Ce problème de jambes sans repos devient préoccupant, ou alors est-ce seulement le moyen que j’ai trouvé pour me soigner ? Ils ont de la chance, les insomniaques chroniques. Ils n’ont qu’à allumer leur télé, et attendre que la nuit passe sans sortir de chez eux. Moi je ne peux même pas rester assis.
Il est deux heures du matin, j’ai résisté autant que j’ai pu, mais je n’en peux plus. Mes jambes sont tiraillées par les crampes, envahies par les fourmillements, et mes pieds me brûlent. Je touche l’épaule de Nath endormie.
— Il faut que je sorte.
Elle se retourne et grogne.
— Tu fais comme tu veux, mais tu me laisse dormir connaud.
Elle se rendort. A tous les coups demain elle ne se souviendra de rien.
Je pris grand soin d’orienter mes pas vers le fleuve. Il y avait souvent des musiciens sur les berges, même à une heure tardive, à profiter de l'acoustique exceptionnelle du bord de l’eau. Cuivres ou bongos, classique, big band ou fusion, le programme variait souvent mais attirait une foule cosmopolite et enjouée.
L’état de grâce dura jusqu’à mi-septembre. J’avais pris l’habitude de me retrouver avec des connaissances, en début de nuit, avec ou sans Nath, et de boire quelques coups en profitant des dernières nuits d’été.
Un soir, je me trouvais sans trop comprendre comment, entraîné dans un bar au concept inédit. Le fait est que je ne me souviens plus très bien quels amis, ni quelles circonstances me conduisirent à nouveau en ces lieux marqués par l’étrangeté. Le Clandestin, comme son nom l’indiquait, était un débit de boissons illicite. Le patron servait ses clients par ses fenêtres ouvertes, qui lui tenaient lieu de comptoir ; on consommait debout dans la rue. Le grand jeu des habitués était de guetter les patrouilles de police, puis de prendre l’air le plus naturel possible tandis que le barman refermait précipitamment ses volets quand elles rappliquaient. Les anecdotes commençaient déjà à fleurir sur les quelques alertes un peu chaudes, où les clients avaient dû faire diversion de manière particulièrement inventive pour égarer les flics.
Ce bistro je le connaissais déjà, il faisait l’angle de la rue de la Colonne et d’une petite rue transversale. Les vapeurs du vin se dissipaient un peu quand je me rendis compte de ma bévue, et je me retrouvai très mal à l’aise. Où était la joyeuse bande qui m’avait entraîné jusqu’ici ? Je ne voyais que des visages étrangers autour de moi. Je me préparai à régler ma note et lever le camp le plus rapidement possible quand on m’empoigna par l’épaule. C’était la femme de la fenêtre.
— Secoue-toi ! C’est grave !
J'étais encore engourdi par le vin. Son prénom me revint sans que je ne rappelle ni quand ni à quelle occasion je l’avais appris
— Ines ? Mais qu’est ce que tu fous ici ?
— Le petit ! Il a disparu !
Soudain l’ivresse me déserta totalement. Tout mon sang semblait avoir quitté mon ventre et monté aux oreilles. Je me laissai entraîner dans la ruelle, comme dans un cauchemar. Elle me conduisit à une alcôve différente de celle où nous avions fait l’amour, où un petit lit était défait, des peluches éparses un peu partout.
— Je l’ai couché tout à l’heure ! Je voulais te rejoindre mais quand j’ai voulu vérifier si tout allait bien, et il n’était plus là, s’écriait-elle, au bord de l’hystérie.
— Du calme, m’entendis-je répliquer. Il joue parfois dans la rue, non ? Il a peut-être été vadrouiller un peu plus loin que d’habitude. Déjà, il n’a pas pu passer rue de la Colonne je l’aurais vu. Il a dû aller en sens inverse…
Elle disparut un instant dans le couloir.
— Son vélo n’est plus là ! Tu as raison. Cours ! Il ne peut pas être loin !
Je me retrouvai dans la rue. Je cavalai comme un malade jusqu’à l’avenue du Cimetière, à l'extrémité opposée de la rue. Cette large avenue, qui se termine abruptement sur la grille du cimetière, est facile à embrasser d’un coup d’œil, et surtout contrairement aux autres alentour sa pente est relativement douce. Il n’y avait personne à cette heure tardive, et nulle part je ne vis trace du garçon. Je descendis l’avenue et rentrai à nouveau dans le quartier par la rue parallèle suivante. Je vérifiai soigneusement chaque intersection, chaque endroit où il aurait été susceptible de percuter un mur, un bord de trottoir ou une voiture arrêtée, jusqu’à rejoindre de nouveau la rue de la Colonne.
Le gosse a-t-il pu sortir du quartier de cette manière ? J’interceptai les rares passants. Vous n’avez pas vu passer un petit garçon ? Sur un tricycle… Mais, non, non. Si vous le voyez, amenez-le au bar à l'intersection. Je me relançai dans une nouvelle course frénétique, appelant le garçon à pleins poumons. Je quadrillai chaque rue jusqu’aux voies ferrées. Il n’était visible nulle part. Je me retrouvais, essoufflé, dans les rues glauques autour de la gare, que seuls fréquentaient les ivrognes incurables, les prostituées et les épaves à la dérive dans la nuit.
Je pris quelques instants pour retrouver mon souffle, et voulus reprendre ma course. Je ne fis pas trois pas que je me tordis violemment la cheville, et m’étalai comme une loque en travers du caniveau. Je tentai de me relever, me raccrochant à un passant. Il s’écarta précipitamment, et je retombai à quatre pattes.
— Vous n’auriez pas vu passer un petit garçon ? le suppliai-je. Il s’appelle Victor. Il a presque cinq ans, et il conduit un petit tricycle.
Mais ce salaud fit semblant de ne rien comprendre. On ne peut compter sur personne dans ce quartier en perdition. D’ailleurs qu’est-ce que je foutais là ? Je me relevai une fois de plus, titubai sur ma cheville blessée. Une voiture me cueillit comme une fleur et mit fin à cette folie.
Nath me sourit. Ines, c’est toi ? Elle ne sourit plus. Je retombe dans les limbes. Je ne sens plus mes jambes. Victor, mon petit bonhomme. Où te trouves-tu ? J’entends la voix de Nath. Les enfants sont tous chez ma mère. Qu’est ce que tu racontes ? Qui est Victor ? Qui est Ines ? Mais je plane vingt mille lieues au dessus de ces questions.
Je refais surface la semaine qui suit mon hospitalisation. L’infirmière veut que je me tienne tranquille. Elles ont toujours ce genre de phrases. Elle me dit que je pourrai sans doute remarcher, de ne pas m'inquiéter. Mais de quoi parle-t-elle ?
Le lendemain mon esprit est redevenu cohérent. Je m’en sors plutôt bien pour un choc frontal avec une bagnole à 50 km/h. On a posé des broches dans ma cheville cassée, on a bandé ma boite crânienne commotionnée, et le médecin a bon espoir que je récupère la souplesse de mes jambes. Je ne les sens pas trop, grâce aux antidouleurs, et c’est tant mieux, vu le nombre de vis qui y sont insérées.
A midi, Nath me rend visite. Elle a mauvaise mine, mais elle me rend mon sourire. Je suis content de la voir.
Trois semaines encore, et je suis autorisé à sortir. Nath pousse mon fauteuil médical hors du hall de l’hôpital et je peux enfin goûter la caresse du soleil d’octobre sur mon visage.
— Tu te sens comment ? me demande-t-elle d’une voix faible.
— Vivant. C’était pas gagné hein ?
— Il faut qu’on parle. Le médecin a dit qu’il ne fallait pas te fatiguer, alors, je t’ai laissé tranquille jusqu’à maintenant.
— Tu me quittes alors ?
Je n’en aurai pas été autrement surpris.
— J’ai été tentée, soupire-t-elle. Mais j’ai décidé de te laisser une chance, si tu arrêtes l’hypocrisie.
Nous arrivons à la voiture. Je ne peux pas me tenir debout. Elle m’aide à passer du fauteuil au siège passager, et c’est long et pénible. Depuis que je retrouve mes pattes, les sensations désagréables reviennent en force.
Elle plie le fauteuil et le charge dans le coffre. Nous prenons la route, mais ce n’est pas celle de la maison.
— Où allons-nous ?
— J’en profite que tu ne puisses pas t’enfuir. Je t’emmène en ville.
Nous nous garons en bas de l’avenue de la Gloire, à deux pas du bistro. En plein jour, le lieu n’est guère plus fréquenté que la nuit. Nath jure tout bas en se débattant pour pousser mon fauteuil dans la pente raide.
Nous étions rendus devant l’entrée de la ruelle où vivait –où vit– Ines.
— Raconte, m’intima-t-elle. Sans rien oublier, si tu veux pas que je te pousse en bas de la rue.
Je lui indiquai la maison qui faisait l’angle :
— Il y a une sorte de bistro clandestin au rez-de-chaussée, ici. Le patron sert ses clients par sa fenêtre.
Elle poussa ma chaise à roulettes jusqu’à l’endroit que j’indiquais.
— C’est mal barré pour la franchise, mon petit père.
Aux fenêtres étaient scellé des barreaux solides, et grillagés par dessus le marché. Impossible de passer ne serait-ce qu’une main par delà cette installation paranoïaque et elle ne semblait pas dater d’hier: la rouille avait déjà attaqué le fer aux endroits où la peinture s’écaillait.
— Je ne comprends pas. Je suis venu plusieurs fois cet été.
— Comment se fait-il que je ne te croie pas ? répondit-elle d’une voix acide. Dans ton délire l’autre jour tu parlais d’une femme, pas d’un bar.
— Elle habite la rue juste derrière.
— On y va.
Et sans me laisser le temps de répondre elle me transbahuta dans la ruelle. A la lumière crue du jour, les vieilles baraques paraissaient banales et tristes. Leurs belles briques rouges étaient recouvertes du crépi grisâtre et laid qu’affectionnent les vieux de la région et qu’ils placardent partout.
— Mais c’est où ? s’impatientait Nath.
Nous étions arrivés à l’autre bout, rue du cimetière.
— Je ne sais pas, je ne reconnais pas. Ça a aurait dû être la deuxième ou la troisième maison sur la gauche tout à l’heure.
Nous fîmes demi-tour. Je finis par identifier la bicoque: des planches étaient clouées sur toutes les fenêtres au niveau de la rue, à l’exception d’une, d’où elles avaient été arrachées.
— C’est n’importe quoi ton truc, grommela Nath.
Elle passa la tête par l’ouverture.
— C’est quoi ça ? s’exclama-t-elle soudain. Attends, je vais voir.
Et se hissa sur le rebord et enjamba l’appui, comme je l’avais fait des années auparavant, me semblait-il.
— Qu’est ce que tu as vu ? Nath ?
Mais elle ne répondit pas. Je l’entendis qui avançait sur le plancher grinçant.
— Quelle poussière… commentait-elle. Hé ! il y a des vieux vinyles, par terre.
Je l’appelai.
— Reviens maintenant ! Tu vois bien qu’il n’y a rien !
Mais elle ne paraissait pas m’entendre. Elle continuait de parler.
— Il y avait une chambre d’enfant ici !
La panique commençait à me gagner. Je ne pouvais pas bouger de ma maudite chaise roulante, et je sentais qu’il se produisait quelque chose de bizarre.
— Reviens, merde !
Cette fois-ci seul le silence me répondit. Je ne pouvais pas rester là, planté comme un abruti, pendant qu’à l’intérieur il se passait je ne savais quoi. Je fis plusieurs tentatives pour m'extraire du fauteuil, mais à chaque fois que je tentai de prendre appui sur mes jambes percluses de broches, la douleur m’amenait au bord de l’évanouissement, me laissant gémissant comme un gosse. Alors, je pensai aux enfants pour me donner la force de recommencer. Je ne pouvais pas laisser leur mère courir le danger inconnu qui résidait dans cette demeure poussiéreuse. Je fis une nouvelle tentative, en n’utilisant cette fois-ci que mes bras. Je réussis au bout de longues minutes à dégager mon buste de ma chaise, et à m'agripper à l’appui de la fenêtre.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas comment je parvins à me hisser sur le rebord, où je m’accrochai comme un naufragé à un espar. La douleur me lacérait les tibias et les chevilles. La pénombre régnait à l’intérieur, et ça empestait la poussière et l’humidité. La pièce était semblable au soir où j’avais croisé l’enfant dans cette même rue.
Elle se tenait debout au milieu de la pièce, dans une immobilité de marbre. Mais, ce n’était pas elle, son expression ne m’était pas familière. Elle paraissait égarée, étrangère. Son visage était un masque d’angoisse.
Elle prit conscience de ma présence, soudain, et me fixa intensément.
— Alors ? Où est-il ?
C’était Nath, mais elle n’avait pas la voix de Nath, elle n’avait pas son regard.
Elle posa sa main sur la mienne et l’étreignit avec une telle force qu’elle m’en broyait les phalanges. Sa voix n’était qu’un souffle rauque.
— Où est-il ? Où est Victor ?
— Il était… dans le square en bas… plus de peur que…
Mensonge lamentable. Elle me tordit la main si fort que ma prise sur l’appui en fut compromise, et je glissai à moitié sur mes jambes fracassées. Je ne pus réprimer un hurlement de douleur.
— Où ?
Fallait-il vraiment que je joue jusqu’au bout ce rôle, que je mène cette pièce tragique à sa conclusion ? Je ne voulais pas de cette conclusion.
— Chez la voisine...
— Dis-moi où est Victor ? me hurla-t-elle au visage.
Elle avait saisi mon autre main et je ne me retenais désormais plus à rien. Mes jambes sans force glissaient sur la chaussée sans que je puisse prendre le moindre appui. La douleur était insoutenable. La réponse vint malgré moi, et je savais, tout au fond de mon cœur, que c’était la vérité.
— Il est mort ! Il a voulu me rejoindre au coin de la rue sur son vélo, et je ne l’ai pas vu passer !... il… il a dévalé la rue de la Colonne et il est mort.
Ines cligna des yeux.
— Oh merde mais qu’est-ce que suis en train de foutre ? S’écria-t-elle. Accroche-toi ! Accroche-toi à moi je vais te sortir de là… oh merde !
Nath était revenue enfin.
Mes jambes ne se sont jamais vraiment remises. Nous avons quitté cette ville, ma ville, définitivement, pour là où les nuits sont fraîches, et la vie sans surprise.
Parfois, pourtant, au cœur de la nuit, je me lève encore, tourmenté par mes nerfs fébriles. Mais désormais je ne vais jamais plus loin que la terrasse. Alors Nath me rejoint, et pose sa main sur la mienne. Ses os sont si fins qu’on jurerait ceux d’un oiseau, et ses doigts sont légers comme un rêve.
Nous ne disposions d’aucun détail autre que leurs prénoms, une ancienne adresse et leur goût marqué pour l’opéra. Quand ont-ils vécu ? Vivent-ils seulement encore ? Leur souvenir perdure encore dans la pénombre d’une fenêtre ouverte, dans la rue sous le cimetière.