Les jambes sans repos

Parfois, lorsque la chaleur écrasante des journées d’été ne daigne pas laisser place à la relative tiédeur de la nuit, mes jambes refusent obstinément de rester immobiles. Jai beau les arroser deau glacée, me livrer sans faiblir à des séries insensées de flexions, les bourrer de coups de poings, elles ne daignent pas me laisser tranquille. Alors, sans un bruit pour ne pas réveiller les dormeurs autour de moi, je mhabille et quitte mon foyer, ma famille pour arpenter les rues, sans emporter rien dautre que mes mains dans mes poches.  

Je reconnaîtrais à peine ma ville à la lumière du jour. Je travaille en banlieue et mon quotidien diurne se limite à la morne laideur de la périphérie urbaine. 

Mais la nuit ! La nuit je vais au gré de mes jambes fantasques, loin des boulevards, de leurs lumières et de leurs fêtes. Je préfère le calme des ruelles tortueuses entre le canal et le fleuve, et des quartiers pentus dressés sur les collines. Jamais je ne me perds. Je connais chaque impasse, rue, fontaine ou terrasse à tel point que même en rêve je pourrai les parcourir les yeux fermés. 

Quand enfin je peux laver mes pieds fatigués dans le lit caillouteux du fleuve, il est temps de rentrer affronter le jour. 

 

Un soir dune journée semblable, nous étions en août je crois, je remontais la pente raide de la rue de la Colonne, mes chaussures à la main. Je connaissais mal ce quartier, coincé entre les voies ferrées et le cimetière au sommet de la colline, mais jaimais ses maisons de briques, serrées les unes contre les autres comme des vieilles dames frileuses.  

Quelques jeunes semblaient s’être donné rendez-vous ce soir-là, et se tenaient attablés autour dune fenêtre ouverte, leur verre de vin à la main. Je leur rendis leur salut nonchalant en passant près deux, et jobliquai au petit bonheur dans la rue suivante, qui était perpendiculaire à la pente. Je remarquai avec plaisir que les maisons qui la bordaient avaient échappé aux plans de rénovation urbaine et conservé leur charme inimitable. Par une fenêtre ouverte, un air dopéra diffusait ses notes cristallines. Je prêtai loreille et je reconnus le Duo des Fleurs de Lakmé. Le son devait provenir dune platine vinyle : le crachotement qui soulignait la pureté du son enregistré était bien perceptible. 

Sous le dôme épais 

Où le blanc jasmin, 

À la rose sassemble 

Sur la rive en fleurs, 

Riant au matin 

Viens, descendons ensemble

Je fermai les yeux, et laissai l’émotion menvahir. Sans même y penser, je maccoudai à lappui de la fenêtre.  Par louverture me parvenait lodeur prenante et illicite de lherbe de la région, mêlée à celle du thé vert. Je rouvris les paupières, pour voir une main délicate tendue par louverture devant moi, qui minvitait à prendre mon tour. Sans un mot, jacceptai linvitation nonchalante.  

Je tirai quelques bouffées et rendis le joint. De mon invisible amatrice dopéra, je ne pouvais distinguer que la main, aux os si fins quon aurait dit ceux dun oiseau. 

Le disque parvint à son terme et, en silence pour ne pas rompre le charme, je pris le chemin du retour. 

Au matin, le café dissipe les sortilèges de la nuit. Assise face à moi, Nath me regarde dun air un peu triste. Elle ne pipe pas mot. « Je sais » me disent ses yeux sombres. Je lui réponds dun sourire en coin. Nous savons nous passer des mots elle et moi. 

Elle membrasse alors que je prends mes clés pour partir au travail. 

Sois prudent, sil te plait, glisse-t-elle au passage. 

Je ne cherchai pas particulièrement les nuits suivantes à revenir rue de la Colonne. Dautres occasions se présenteraient à coup sûr : le milieu de l’été battait le plein de cette maladie étrange qui coulait comme du plomb fondu dans les nerfs de mes jambes. 

 

Néanmoins je me surpris la semaine suivante à remonter la rue et à guetter le point de repère des fêtards autour de leur fenêtre ouverte. Ils étaient bien là, eux et une dizaine dautres. En les dépassant je vis de largent changer de mains et des bouteilles circuler. Il y avait là anguille sous roche. Cependant je ne mattardai pas, et mengouffrai immédiatement dans la rue perpendiculaire.  

Je manquai de percuter un gosse qui venait dans la direction opposée, à fond de train sur son tricycle. A la dernière seconde il vira quasiment dans mes jambes et repartit en sens inverse, en riant aux éclats. Je captai ses yeux moqueurs alors quil me regardait par-dessus son épaule. Il navait pas cinq ans, et je trouvais quil était bien tard pour le laisser trainer ainsi dans la rue. Il revint à fond de train dans ma direction, et il me tirait la langue ce petit con. Mais au lieu de sarrêter à mon niveau, il stoppa au niveau de la maison où habitait mon amatrice dopéra, ouvrit la porte et sengouffra à lintérieur. 

Je me trouvai soudain très bête, debout au milieu de la rue, et inexplicablement triste. J'avançai jusqu'à la fenêtre de l'autre soir ; elle était grand ouverte, une bouche de pénombre silencieuse. Je jetai furtivement un œil à l'intérieur. Je ne suis pas d'un naturel indiscret, mais je trouvais ce silence étrange et incongru. Je distinguai des paréos et des affiches tendus sur les murs nus, quelques fauteuils dépareillés, des livres et des pochettes de disque qui trainaient sur le plancher antique et disjoint. De tout le tableau émanait une impression d'abandon et de tristesse qui poignait le cœur. 

Je me détournai vivement, et pour la deuxième fois de la nuit je manquai de trébucher sur le petit tricycle que le gosse avait abandonné deux pas plus loin. Il me heurta durement les chevilles. Je le ramassai, et le posai sur le rebord de la fenêtre ouverte. La maison abritait sûrement plusieurs appartements, mais j'étais persuadé que l'enfant habitait là, dans cet espace abandonné, sans que je puisse me l'expliquer. 

Ça devient vraiment pénible cette affaire de jambes sans repos, me déclare Nath en me lançant des regards préoccupés. 

Je hausse les épaules de mon air le plus fataliste : je ne peux rien faire contre ça et elle le sait. Elle poursuit néanmoins. 

Je suis sûre que le manque de sommeil agit sur ton psychisme. Tu pleurais dans ton sommeil l'autre nuit. 

Je suis pris au dépourvu. Je lui réponds : 

Ce n'est pas possible. Je suis sorti cette nuit. Je ne me souviens même pas m'être couché. 

Mais son air inquiet ne la quitte pas. 

Tu ne vois pas ce que je veux dire ? Tu n'as pas quitté la chambre. Tu t'es effondré comme une masse juste après le dîner, ce qui ne m'étonne pas. Et tu sanglotes en dormant. 

Non. Pas mon style. 

En attendant tu m'as empêché de dormir. A cause de tes rêves et de tes jambes, qui n'arrêtent pas de bouger. 

Je vois. Il va sérieusement falloir envisager damputer alors. 

Elle sourit, mais je sens que ma boutade la fâche. 

On ne peut pas discuter sérieusement avec toi ! 

Au soir, les enfants sont enfin couchés, et nous faisons l'amour. Outre le moment de plaisir et de réconciliation, un des grands avantages des galipettes est qu'en général mes jambes me laissent ensuite tranquille assez longtemps pour que je finisse la nuit. Malheureusement, Nath prétend que ce prétexte de médication est suspect et je ne peux pas en abuser. 

Comme de juste mes rêves se teintèrent d'érotisme le reste de la nuit. Ils me transportèrent dans le vieux quartier sous le cimetière, et je me retrouvai de nouveau face à la fenêtre béante. Cette fois-ci elle était éclairée d'une douce lumière tamisée, et Carmen jouait ses notes triomphantes sur la platine. Rempli d'une assurance que je ne me connaissais pas, je toquai au panneau. 

Nath se présenta à la fenêtre. Ou peut-être n'était-ce pas elle. Elle portait une djellaba colorée, et j'étais sûr de n'avoir jamais vu ma femme porter un tel vêtement. Sa peau était peut-être aussi un peu plus mate. Elle sentait l'herbe aussi, et Nath ne fume pas. Je la trouvais très désirable. 

Ah ! C'est toi, me dit-elle en souriant. 

Je lui rendis son sourire 

Le petit est couché ? 

Cette fois elle rit franchement. 

Mais oui ! 

Je m'assis sur le rebord, fis passer mes jambes par-dessus l'appui et me retrouvai debout devant elle. Loin de s'offusquer de l'intrusion elle m'enlaça et nos lèvres se joignirent. Sous sa robe légère, je sentais sa peau douce et nue.  

Je rêvai que nous faisions l'amour elle et moi, dans la pénombre complice d'une alcôve, dans cette vieille baraque si éloignée de mon foyer. Et cette femme née de mon rêve n’était pas vraiment la mienne. 

Je me réveille, vraiment mal à laise. Nath me pardonnera-t-elle mon infidélité ? Mais cest ridicule, il ne sagit que dun songe. Qui a dit que rêver c’était tromper ? Je ricane tout bas de ma stupidité. Je me sens un peu vaseux, et je prends le chemin de la salle de bains pour me rafraîchir. A la lumière électrique mon visage me semble tiré et las. Je rentre sous la douche, et je tombe en arrêt, sidéré par mes pieds noirs de saleté. Mon cœur manque plusieurs battements. Jenclenche la douche, et je me lave frénétiquement.

Ten as fait un de ces bordels cette nuit me fait remarquer Nath devant notre café matinal. 

Je tente de me justifier: 

Je me suis senti vraiment mal cette nuit. 

Tes pas allé marcher ? Tout ce trafic avec la douche c’était pénible. 

Je me récrie : 

Mais tu le sais bien toi, quand je sors la nuit ? Tu le sais bien ! 

Elle me regarde, mi-figue mi-raisin. 

Je ne sais rien du tout. Je ne te surveille pas. Je devrais ?  

Je hausse hypocritement les épaules, feignant que de telles préoccupations me passent bien au-dessus, mais je sens bien qu'elle a raison. Ce problème de jambes sans repos devient préoccupant, ou alors est-ce seulement le moyen que jai trouvé pour me soigner ? Ils ont de la chance, les insomniaques chroniques. Ils nont qu’à allumer leur télé, et attendre que la nuit passe sans sortir de chez eux. Moi je ne peux même pas rester assis. 

Il est deux heures du matin, jai résisté autant que jai pu, mais je nen peux plus. Mes jambes sont tiraillées par les crampes, envahies par les fourmillements, et mes pieds me brûlent. Je touche l’épaule de Nath endormie. 

Il faut que je sorte. 

Elle se retourne et grogne. 

Tu fais comme tu veux, mais tu me laisse dormir connaud. 

Elle se rendort. A tous les coups demain elle ne se souviendra de rien.  

Je pris grand soin dorienter mes pas vers le fleuve. Il y avait souvent des musiciens sur les berges, même à une heure tardive, à profiter de l'acoustique exceptionnelle du bord de leau. Cuivres ou bongos, classique, big band ou fusion, le programme variait souvent mais attirait une foule cosmopolite et enjouée. 

L’état de grâce dura jusqu’à mi-septembre. Javais pris lhabitude de me retrouver avec des connaissances, en début de nuit, avec ou sans Nath, et de boire quelques coups en profitant des dernières nuits d’été. 

Un soir, je me trouvais sans trop comprendre comment, entraîné dans un bar au concept inédit. Le fait est que je ne me souviens plus très bien quels amis, ni quelles circonstances me conduisirent à nouveau en ces lieux marqués par l’étrangeté. Le Clandestin, comme son nom lindiquait, était un débit de boissons illicite. Le patron servait ses clients par ses fenêtres ouvertes, qui lui tenaient lieu de comptoir ; on consommait debout dans la rue. Le grand jeu des habitués était de guetter les patrouilles de police, puis de prendre lair le plus naturel possible tandis que le barman refermait précipitamment ses volets quand elles rappliquaient. Les anecdotes commençaient déjà à fleurir sur les quelques alertes un peu chaudes, où les clients avaient dû faire diversion de manière particulièrement inventive pour égarer les flics. 

Ce bistro je le connaissais déjà, il faisait langle de la rue de la Colonne et dune petite rue transversale. Les vapeurs du vin se dissipaient un peu quand je me rendis compte de ma bévue, et je me retrouvai très mal à laise. Où était la joyeuse bande qui mavait entraîné jusquici ? Je ne voyais que des visages étrangers autour de moi. Je me préparai à régler ma note et lever le camp le plus rapidement possible quand on mempoigna par l’épaule. C’était la femme de la fenêtre.  

Secoue-toi ! Cest grave ! 

J'étais encore engourdi par le vin. Son prénom me revint sans que je ne rappelle ni quand ni à quelle occasion je lavais appris 

Ines ? Mais quest ce que tu fous ici ? 

Le petit ! Il a disparu ! 

Soudain livresse me déserta totalement. Tout mon sang semblait avoir quitté mon ventre et monté aux oreilles. Je me laissai entraîner dans la ruelle, comme dans un cauchemar. Elle me conduisit à une alcôve différente de celle où nous avions fait lamour, où un petit lit était défait, des peluches éparses un peu partout. 

Je lai couché tout à lheure ! Je voulais te rejoindre mais quand jai voulu vérifier si tout allait bien, et il n’était plus là, s’écriait-elle, au bord de lhystérie. 

Du calme, mentendis-je répliquer. Il joue parfois dans la rue, non ? Il a peut-être été vadrouiller un peu plus loin que dhabitude. Déjà, il na pas pu passer rue de la Colonne je laurais vu. Il a dû aller en sens inverse  

Elle disparut un instant dans le couloir. 

Son vélo nest plus là ! Tu as raison. Cours ! Il ne peut pas être loin !

Je me retrouvai dans la rue. Je cavalai comme un malade jusqu’à lavenue du Cimetière, à l'extrémité opposée de la rue. Cette large avenue, qui se termine abruptement sur la grille du cimetière, est facile à embrasser dun coup dœil, et surtout contrairement aux autres alentour sa pente est relativement douce. Il ny avait personne à cette heure tardive, et nulle part je ne vis trace du garçon. Je descendis lavenue et rentrai à nouveau dans le quartier par la rue parallèle suivante. Je vérifiai soigneusement chaque intersection, chaque endroit où il aurait été susceptible de percuter un mur, un bord de trottoir ou une voiture arrêtée, jusqu’à rejoindre de nouveau la rue de la Colonne. 

Le gosse a-t-il pu sortir du quartier de cette manière ? Jinterceptai les rares passants. Vous navez pas vu passer un petit garçon ? Sur un tricycle Mais, non, non. Si vous le voyez, amenez-le au bar à l'intersection. Je me relançai dans une nouvelle course frénétique, appelant le garçon à pleins poumons. Je quadrillai chaque rue jusquaux voies ferrées. Il n’était visible nulle part. Je me retrouvais, essoufflé, dans les rues glauques autour de la gare, que seuls fréquentaient les ivrognes incurables, les prostituées et les épaves à la dérive dans la nuit. 

Je pris quelques instants pour retrouver mon souffle, et voulus reprendre ma course. Je ne fis pas trois pas que je me tordis violemment la cheville, et m’étalai comme une loque en travers du caniveau. Je tentai de me relever, me raccrochant à un passant. Il s’écarta précipitamment, et je retombai à quatre pattes. 

Vous nauriez pas vu passer un petit garçon ? le suppliai-je. Il sappelle Victor. Il a presque cinq ans, et il conduit un petit tricycle. 

Mais ce salaud fit semblant de ne rien comprendre. On ne peut compter sur personne dans ce quartier en perdition. Dailleurs quest-ce que je foutais là ? Je me relevai une fois de plus, titubai sur ma cheville blessée. Une voiture me cueillit comme une fleur et mit fin à cette folie. 

Nath me sourit. Ines, cest toi ? Elle ne sourit plus. Je retombe dans les limbes. Je ne sens plus mes jambes. Victor, mon petit bonhomme. Où te trouves-tu ? Jentends la voix de Nath. Les enfants sont tous chez ma mère. Quest ce que tu racontes ? Qui est Victor ? Qui est Ines ? Mais je plane vingt mille lieues au dessus de ces questions. 

Je refais surface la semaine qui suit mon hospitalisation. Linfirmière veut que je me tienne tranquille. Elles ont toujours ce genre de phrases. Elle me dit que je pourrai sans doute remarcher, de ne pas m'inquiéter. Mais de quoi parle-t-elle ? 

Le lendemain mon esprit est redevenu cohérent. Je men sors plutôt bien pour un choc frontal avec une bagnole à 50 km/h. On a posé des broches dans ma cheville cassée, on a bandé ma boite crânienne commotionnée, et le médecin a bon espoir que je récupère la souplesse de mes jambes. Je ne les sens pas trop, grâce aux antidouleurs, et cest tant mieux, vu le nombre de vis qui y sont insérées. 

A midi, Nath me rend visite. Elle a mauvaise mine, mais elle me rend mon sourire. Je suis content de la voir.

Trois semaines encore, et je suis autorisé à sortir. Nath pousse mon fauteuil médical hors du hall de lhôpital et je peux enfin goûter la caresse du soleil doctobre sur mon visage. 

Tu te sens comment ? me demande-t-elle dune voix faible. 

Vivant. C’était pas gagné hein ? 

Il faut quon parle. Le médecin a dit quil ne fallait pas te fatiguer, alors, je tai laissé tranquille jusqu’à maintenant. 

Tu me quittes alors ? 

Je nen aurai pas été autrement surpris. 

Jai été tentée, soupire-t-elle. Mais jai décidé de te laisser une chance, si tu arrêtes lhypocrisie. 

Nous arrivons à la voiture. Je ne peux pas me tenir debout. Elle maide à passer du fauteuil au siège passager, et cest long et pénible. Depuis que je retrouve mes pattes, les sensations désagréables reviennent en force. 

Elle plie le fauteuil et le charge dans le coffre. Nous prenons la route, mais ce nest pas celle de la maison. 

Où allons-nous ? 

Jen profite que tu ne puisses pas tenfuir. Je temmène en ville. 

Nous nous garons en bas de lavenue de la Gloire, à deux pas du bistro. En plein jour, le lieu nest guère plus fréquenté que la nuit. Nath jure tout bas en se débattant pour pousser mon fauteuil dans la pente raide. 

Nous étions rendus devant lentrée de la ruelle où vivait où vit Ines. 

Raconte, mintima-t-elle. Sans rien oublier, si tu veux pas que je te pousse en bas de la rue.  

Je lui indiquai la maison qui faisait langle : 

Il y a une sorte de bistro clandestin au rez-de-chaussée, ici. Le patron sert ses clients par sa fenêtre. 

Elle poussa ma chaise à roulettes jusqu’à lendroit que jindiquais. 

Cest mal barré pour la franchise, mon petit père. 

Aux fenêtres étaient scellé des barreaux solides, et grillagés par dessus le marché. Impossible de passer ne serait-ce quune main par delà cette installation paranoïaque et elle ne semblait pas dater dhier: la rouille avait déjà attaqué le fer aux endroits où la peinture s’écaillait. 

Je ne comprends pas. Je suis venu plusieurs fois cet été. 

Comment se fait-il que je ne te croie pas ? répondit-elle dune voix acide. Dans ton délire lautre jour tu parlais dune femme, pas dun bar. 

Elle habite la rue juste derrière. 

On y va. 

Et sans me laisser le temps de répondre elle me transbahuta dans la ruelle. A la lumière crue du jour, les vieilles baraques paraissaient banales et tristes. Leurs belles briques rouges étaient recouvertes du crépi grisâtre et laid quaffectionnent les vieux de la région et quils placardent partout. 

Mais cest où ? simpatientait Nath. 

Nous étions arrivés à lautre bout, rue du cimetière. 

Je ne sais pas, je ne reconnais pas. Ça a aurait dû être la deuxième ou la troisième maison sur la gauche tout à lheure. 

Nous fîmes demi-tour. Je finis par identifier la bicoque: des planches étaient clouées sur toutes les fenêtres au niveau de la rue, à lexception dune, doù elles avaient été arrachées. 

Cest nimporte quoi ton truc, grommela Nath. 

Elle passa la tête par louverture. 

Cest quoi ça ? sexclama-t-elle soudain. Attends, je vais voir. 

Et se hissa sur le rebord et enjamba lappui, comme je lavais fait des années auparavant, me semblait-il. 

Quest ce que tu as vu ? Nath ? 

Mais elle ne répondit pas. Je lentendis qui avançait sur le plancher grinçant. 

Quelle poussière commentait-elle. Hé ! il y a des vieux vinyles, par terre.

Je lappelai. 

Reviens maintenant ! Tu vois bien quil ny a rien ! 

Mais elle ne paraissait pas mentendre. Elle continuait de parler. 

Il y avait une chambre denfant ici ! 

La panique commençait à me gagner. Je ne pouvais pas bouger de ma maudite chaise roulante, et je sentais quil se produisait quelque chose de bizarre. 

Reviens, merde ! 

Cette fois-ci seul le silence me répondit. Je ne pouvais pas rester là, planté comme un abruti, pendant qu’à lintérieur il se passait je ne savais quoi. Je fis plusieurs tentatives pour m'extraire du fauteuil, mais à chaque fois que je tentai de prendre appui sur mes jambes percluses de broches, la douleur mamenait au bord de l’évanouissement, me laissant gémissant comme un gosse. Alors, je pensai aux enfants pour me donner la force de recommencer. Je ne pouvais pas laisser leur mère courir le danger inconnu qui résidait dans cette demeure poussiéreuse. Je fis une nouvelle tentative, en nutilisant cette fois-ci que mes bras. Je réussis au bout de longues minutes à dégager mon buste de ma chaise, et à m'agripper à lappui de la fenêtre. 

Aujourdhui encore, je ne sais pas comment je parvins à me hisser sur le rebord, où je maccrochai comme un naufragé à un espar. La douleur me lacérait les tibias et les chevilles. La pénombre régnait à lintérieur, et ça empestait la poussière et lhumidité. La pièce était semblable au soir où javais croisé lenfant dans cette même rue.

Elle se tenait debout au milieu de la pièce, dans une immobilité de marbre. Mais, ce n’était pas elle, son expression ne m’était pas familière. Elle paraissait égarée, étrangère. Son visage était un masque dangoisse. 

Elle prit conscience de ma présence, soudain, et me fixa intensément. 

Alors ? Où est-il ? 

C’était Nath, mais elle navait pas la voix de Nath, elle navait pas son regard. 

Elle posa sa main sur la mienne et l’étreignit avec une telle force quelle men broyait les phalanges. Sa voix n’était quun souffle rauque. 

Où est-il ? Où est Victor ? 

Il était dans le square en bas plus de peur que 

Mensonge lamentable. Elle me tordit la main si fort que ma prise sur lappui en fut compromise, et je glissai à moitié sur mes jambes fracassées. Je ne pus réprimer un hurlement de douleur. 

Où ? 

Fallait-il vraiment que je joue jusquau bout ce rôle, que je mène cette pièce tragique à sa conclusion ? Je ne voulais pas de cette conclusion. 

Chez la voisine... 

Dis-moi où est Victor ? me hurla-t-elle au visage. 

Elle avait saisi mon autre main et je ne me retenais désormais plus à rien. Mes jambes sans force glissaient sur la chaussée sans que je puisse prendre le moindre appui. La douleur était insoutenable. La réponse vint malgré moi, et je savais, tout au fond de mon cœur, que c’était la vérité.

Il est mort ! Il a voulu me rejoindre au coin de la rue sur son vélo, et je ne lai pas vu passer !... il il a dévalé la rue de la Colonne et il est mort. 

Ines cligna des yeux. 

Oh merde mais quest-ce que suis en train de foutre ? S’écria-t-elle. Accroche-toi ! Accroche-toi à moi je vais te sortir de là… oh merde ! 

Nath était revenue enfin. 

Mes jambes ne se sont jamais vraiment remises. Nous avons quitté cette ville, ma ville, définitivement, pour là où les nuits sont fraîches, et la vie sans surprise. 

Parfois, pourtant, au cœur de la nuit, je me lève encore, tourmenté par mes nerfs fébriles. Mais désormais je ne vais jamais plus loin que la terrasse. Alors Nath me rejoint, et pose sa main sur la mienne. Ses os sont si fins quon jurerait ceux dun oiseau, et ses doigts sont légers comme un rêve. 

Nous ne disposions daucun détail autre que leurs prénoms, une ancienne adresse et leur goût marqué pour lopéra. Quand ont-ils vécu? Vivent-ils seulement encore ? Leur souvenir perdure encore dans la pénombre dune fenêtre ouverte, dans la rue sous le cimetière.  

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