L'arcane sans nom
L'arcane sans nom

Pour toi public, un extrait de Cornik Consulting. Ce conte est librement adapté d'un conte traditionnel des Pyrénées. Il est raconté par le personnage principal, qui se trouve aussi être le narrateur du roman.

Il y a longtemps, très longtemps, au temps où le vieil empire s’était déjà effondré, et où les gens ne s’emmerdaient pas encore avec des concepts aussi abstraits que les frontières, l’orthographe et le management médiéval, vivait un forgeron qui s’appelait Misère.

Il était excessivement pauvre, ce qui était étrange pour un forgeron, et officiait surtout pour les bouseux de son village, ce qui rend sa pauvreté moins étrange quand on connaît la pingrerie des paysans. Il avait sept enfants à nourrir et une femme, dont la légende dit qu’elle était acariâtre, mais les légendes racontent souvent ce genre de conneries ; d’ailleurs on ne connaît rien de plus sur son compte, et j’en profite pour préciser que le syndrome prémenstruel douloureux était encore très mal diagnostiqué à l’époque.

Pourtant Misère ne se plaignait jamais. Son travail suffisait à son bonheur, et on pouvait l’entendre s’activer dans sa forge dès l’aurore, pour ne s’arrêter que tard dans la nuit, toujours chantant.

À travailler avec autant d’ardeur, on aurait pu croire qu’il aurait fini par rentrer dans ses sous, mais toujours, une catastrophe venait s’abattre sur lui, et sa bourse suffisait tout juste à faire face aux frais. Son toit emporté par la tempête qu’il fallait réparer, son cochon malade qu’il fallait abattre ; les paysans du coin qui le filoutaient, l’approvisionnement en métal toujours plus coûteux ; les honoraires du druide pour son petit dernier toujours malade, les frais d’exorcisme pour le problème persistant de sa femme.

Pourtant Misère ne se plaignait jamais. Son travail suffisait à son bonheur, et on pouvait supposer sans trop se mouiller qu’il était bien mieux à faire semblant de bosser dans son atelier qu’à entendre ses gosses et sa femme récriminer qu’il n’était qu’un bon à rien.

Un jour, deux personnages étranges firent leur apparition au village. Par « étranges », entendez bien sûr « étrangers », terme qu’au village on appliquait à tout quidam vivant à plus de quatre lieues du clocher. L’un d’entre eux était un vieillard robuste, à la vénérable barbe blanche, qui allait à pied ; son compagnon, plus jeune, était monté sur une mule. Ils étaient vêtus de haillons, mais se tenaient droits avec la dignité des sages. La mule boitait.

Ils s’arrêtèrent devant la forge de Misère. Le vieillard héla le forgeron :

— Hola brave homme ! Pourrais-tu nous dépanner, notre mule a perdu un fer, et nous avons une longue route à faire.

— Baste ! répondit le forgeron, qui disait « Baste » sans arrêt. On va voir cela.

Effectivement le fer était parti, il en fallait un nouveau à la pauvre bête. Sans discuter ni marchander plus avant, ce qui explique au passage qu’il fût aussi fauché, Misère se mit au travail. Il trouva un fer à la taille du petit sabot de la mule, fit ses trucs de maréchal ferrant, toujours chantant. Pour finir, il ajusta le fer encore fumant sur le sabot, qui rendit aussitôt une odeur de gitane maïs en train de cramer. Bien sûr, le tabac n’avait pas été commercialisé à l’époque. Les gens devaient se débrouiller pour mourir d’autre chose, mais il est vrai qu’ils avaient l’embarras du choix.

— Baste ! dit Misère une fois qu’il eut fini.

— Nous te remercions brave homme, dit le vieillard.

Suivit un silence gêné, alors que Misère réalisait enfin à quel point les deux voyageurs étaient misérables, et qu’une fois de plus il allait sans doute s’asseoir sur sa juste rémunération. Il aurait pu exiger la vieille mule en paiement, mais cela lui semblait injuste. (La notion de paradoxe, inventé par les Grecs, n’avait pas encore été adoptée au village, et le baron avait juré de jeter dans la rivière le premier qui aborderait le sujet. On se méfiait des nouveautés en ce temps reculé).

— Baste ! dit Misère. Allez, je vous le fais gratis, et pour l’amour de Dieu.

— Sois béni pour ta générosité, brave homme.

Suivit un autre silence gêné, alors que Misère réalisait que les deux étrangers n’avaient pas l’air de vouloir bouger de devant sa forge.

— Brave homme, reprit le vieillard, aurais-tu la bonté de nous donner à boire ? Notre route est encore longue, et la poussière du chemin nous a desséché la bouche.

Misère se gratta la tête, embarrassé. Il avait bon cœur, comme tous les pauvres gens quand ils rencontrent plus misérables qu’eux. Tant pis, sa femme allait faire l’acariâtre, et ses enfants le moquer pour sa naïveté, mais il déclara :

— Baste ! Il se trouve que j’ai quelques poires juteuses, qui mûrissent dans la paille de mon grenier. Je vais en quérir une pour toi, et une pour ton compagnon.

Les deux voyageurs échangèrent un regard.

— Assez, Misère ! Laisse tes poires dans ton grenier, dit le plus jeune. On ne nous avait pas menti, tu es un homme bon. Pour ta générosité, nous voulons te récompenser. Formule donc trois vœux, et ils te seront exaucés.

Les yeux de Misère croisèrent ceux du vieillard.

— Le Ciel ! souffla-t-il. Demande le Ciel !

Les deux voyageurs n’étaient autres que le Christ et Saint-Pierre, comme le réalisa tout à coup le forgeron. Des détails qu’il n’avait pas remarqués lui crevaient soudain les yeux : les traces de clous dans les mains et les pieds, la couronne d’épines, la barbe, les sandales. Il faut croire qu’il n’était pas très observateur, ou alors pas très au fait des choses de la foi.

La légende n’explique pas pourquoi ces deux célébrités arpentaient les routes du vieux monde, ni non plus pourquoi Misère n’en était pas plus surpris que cela. Pourtant il s’agissait bel et bien d’un paradoxe spatio-temporel, et au surplus d’un problème théologique intéressant qui n’aurait pas manqué d’interpeller le Grand Inquisiteur, qui ne rigolait pas plus que le baron avec les paradoxes.

Le Ciel ? se dit Misère. Il avait bien le temps d’y penser. Il lui était venu une idée bien meilleure.

— Maître, dit misère. Puisque vous me permettez de formuler trois, vœux, permettez-moi…

— Parle, brave homme.

— Je souhaite que celui qui touche le soufflet de ma forge ne puisse s’en détacher que si tel est mon bon plaisir.

— Que cela soit, répondit le Christ.

— Le Ciel, Misère ! C’est dur à attraper le Ciel ! Penses-y ! disait Saint Pierre.

Mais Misère avait une autre idée en tête, et il était aussi buté que la mule.

— Je désirerais aussi que celui qui pose ses fesses sur la chaise de ma cuisine ne puisse s’en relever que si je le veux bien !

— Que cela soit.

— Et pour finir…

— Le Ciel ! Demande le Ciel imbécile ! Pense au salut de ton âme, c’est ta dernière chance ! pressait encore Saint-Pierre.

— … que la personne qui monte dans mon poirier ne puisse en descendre que si j’en ai envie.

— Que cela soit.

— Tête de lard ! s’écria Saint-Pierre, désolé.

Et les deux voyageurs s’en repartirent, tirant derrière eux leur mule qui ne boitait plus.

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